Mots clefs: Nu féminin, femme nue ,dessin de nu, dessins de
nus, nu artistisque, female nude, draw nude , Atelier, Paris,
Christophe GABRIEL
Discours de Monsieur Arnaud d'Hauterives,
Secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts,
pour la Séance publique annuelle du 24 novembre 2004
Alors que les habitants de Crotone priaient celui-ci de « représenter
en une muette image, la beauté féminine » (1) pour orner le nouveau
temple d’Héra, le peintre exigea qu’on lui présente les plus belles
filles de la ville à titre de modèle. Après leur avoir demandé de se
dévêtir, il en choisit cinq et composa un nu parfait à partir des plus
belles formes de chacune d’elles. Cette anecdote nous rappelle que
lorsque nous admirons la figure de la beauté idéale dans une œuvre
d’art, nous en contemplons en réalité une reconstruction sublimée par
le travail de l’artiste.
C’est pourquoi le nu, terme appartenant au vocabulaire des Beaux-Arts
depuis le XVIIe siècle, désigne, plutôt que le sujet lui-même, une
forme d’art qui s’attache à inventer un corps humain exprimant un
idéal, en conformité avec des exigences esthétiques et morales, à
travers la peinture, la sculpture, la photographie. Et si l’on
rencontre aussi, parfois, le mot nudité, il faut bien constater que cet
emploi est moins fréquent. Sans doute ce terme présente-t-il le défaut
d’insister davantage sur l’état dévêtu du modèle que sur la forme de
l’œuvre elle-même. En effet, le nu est une forme d’art qui représente
un corps nu, c’est entendu, mais ce corps nu est toujours remodelé,
rééquilibré et reconstruit par l’artiste. Or, même si cette
interprétation artistique varie dans le temps et dans l’espace (le nu
des Grecs n’est pas celui de la Renaissance, qui lui-même diffère des
académies du XVIIIe), les canons du nu conservent, au-delà de leur
renouvellement, une part d’universel : nous les reconnaissons encore
dans les baigneuses de Picasso ou dans les torses de Brancusi. On peut
donc dire que le nu est une forme particulière de nudité, héritée de
l’art, et c’est de cette forme d’art, extrêmement féconde dont je
souhaite vous entretenir aujourd’hui.
A l’exception de quelques statuettes de Vénus préhistoriques comme
celle de Willendorf, aux seins pesants et aux hanches démesurées, à
l’exception de quelques représentations schématiques de chasseurs sur
les parois des grottes, les premiers nus de l’histoire de l’Art sont
grecs, et ce sont des hommes (2). Vous connaissez en effet l’importance
considérable de la nudité masculine dans l’Antiquité grecque. La
perfection du corps des athlètes, inséparable de celle de leur esprit,
incarne l’idéal et rappelle que la beauté est un don des dieux. Le
culte de la perfection physique et de l’énergie virile, miroir de la
perfection divine, est donc célébré dans les stades mais c’est le
sculpteur qui nous transmet la forme idéale de ce nu masculin en le
fixant dans le marbre. Arrêtons-nous un instant devant l’Ephèbe de
Kritios : le corps de l’athlète est debout, à l’appui sur sa jambe
gauche. Comme il se déhanche légèrement, le volume de son abdomen est
bombé dans une pose qui semble le surprendre entre le mouvement et le
repos. La pose annonce L’Hermès de Praxitèle qui nous apparaît encore
aujourd’hui comme la représentation de la beauté parfaite. Son corps
ferme et musclé, aux courbes élégantes, aux proportions idéales, réunit
les qualités incarnées par Apollon, dieu des mathématiques mais aussi
de la poésie.
Cette perfection du corps humain, inventée au Ve siècle avant
Jésus-Christ par des sculpteurs grecs comme Polyclète, Phidias ou
Praxitèle, reste pour nous un motif constant d’émotion et d’admiration.
Cette beauté a pourtant été longtemps oubliée. Le corps dévêtu cesse en
effet d’être un sujet de représentation artistique dès le IIe siècle
après notre ère.
Bien sûr, malgré la méfiance chrétienne à l’égard du corps, certains
sujets religieux continuent de rendre le nu nécessaire. Mais dans les
crucifixions, le Christ est drapé et dans les scènes de résurrection du
Jugement dernier, les corps sont dissimulés dans des linceuls. En fait,
avant le XVe siècle, c’est à dire avant Masaccio ou Van Eyck, les très
rares nus permis grâce à l’évocation d’Adam et Eve sont le plus souvent
austères et dépourvus de beauté corporelle.
Pourtant, malgré ce long silence du Moyen Age, l’amour du corps humain
ressurgit comme par miracle au début de la Renaissance en Italie. La
redécouverte de l’art antique est à peine amorcée que Donatello a
l’idée extraordinaire de représenter le roi David terrassant Goliath
comme un jeune héros. Cependant, la taille fine et déliée, les
proportions du torse, plus frêle, et des hanches, plus étroites, ne
correspondent pas au canon grec. C’est que le bronze de Donatello a
sans doute été sculpté d’après modèle : il représente un vrai jeune
homme de la Renaissance.
Puisque j’évoque la redécouverte du nu à la Renaissance, je dois
évidemment m’arrêter un instant sur les nus incomparables de
Michel-Ange. Ils montrent en effet, de façon éclatante, que le nu est
la forme artistique la plus accomplie, celle qui permet au sculpteur ou
au peintre de sublimer la matière pour lui donner une forme idéale et
définitive. Comme les Grecs, Michel-Ange fait du nu masculin le miroir
de la perfection divine. Les nus de ce remarquable dessinateur
empruntent bien sûr aux modèles grecs, mais le rythme des contours du
torse élargi, le modelé dense des muscles, les détails anatomiques
précis, éloignent ceux-ci des représentations antiques. Si nous
percevons tous dans l’œuvre de Michel-Ange une émotion particulière,
c’est que cette émotion naît pour l’artiste de la contemplation de la
beauté du modèle. Cette émotion, à l’origine de l’œuvre, subsiste et
s’épanouit dans le travail achevé : vigueur et violence contenue de
jeune géant dans son David, perceptible dans le port de tête et les
immenses mains qui démentent les proportions équilibrées du torse et
des jambes ; étonnement inquiet de l’Adam qui s’éveille au centre de la
voûte de la chapelle Sixtine. Saisi dans le frémissement harmonieux de
sa métamorphose de glaise en une forme humaine parfaite, née de la main
de Dieu, il est encore engourdi, ce qu’indiquent les lignes courbes et
molles du cou et de la main ; pourtant, son corps inquiet se tend déjà
comme un arc dans l’éloignement de son créateur.
L’autre miracle de la Renaissance, cinquante ans après le David de
Donatello, c’est la réapparition de Vénus. Qu’il nous suffise de nous
souvenir que depuis mille ans, le corps féminin n’a pas été représenté
de la sorte en Occident pour imaginer l’impact de la beauté de ce corps
nu, grandeur nature, ainsi dévoilé !
Comme je l’ai rappelé précédemment, le nu antique est masculin. Si les
Grecs célébraient la beauté du corps viril, ils condamnaient cependant
la nudité féminine. Phryné, le modèle favori de Praxitèle, était un
motif de scandale. Tout au plus pouvons-nous recenser au Ve siècle
quelques exceptions splendides comme la Vénus de Munich, la Vénus de
Praxitèle dite Vénus de Cnide, ou encore la Vénus d’Arles. Au Moyen
Age, la situation est pire évidemment - si j’ose dire ! - puisque seule
Eve peut être représentée, et encore, son corps coupable est-il un
motif de honte.
C’est dans un tel contexte que la nudité parfaite de Vénus surgit des
eaux pour nous affirmer, et de quelle magistrale façon, que le corps
féminin, né du ciel et de la mer, exprime lui aussi l’ordre et
l’harmonie du monde ! Il faut rendre grâce ici à l’extraordinaire
imagination créatrice de Botticelli. Certes, les travaux des humanistes
ont réhabilité la déesse, en ont fait un symbole céleste d’humanité et
de compassion. Cela explique en partie l’événement. Pourtant, rien a
priori, si ce n’est l’impérieuse nécessité du génie créateur, ne
prédisposait le peintre des madones à inventer le nu féminin et avec
quelle grâce ! Comme la statue antique, elle pose debout, offrant ce
gracieux déhanchement favorisé par l’appui sur une seule jambe. Comme
la déesse, elle dissimule pudiquement sa nudité. Mais c’est une femme
de la Renaissance, au doux visage de madone florentine, aux contours
souples, aux proportions longilignes, que nous admirons. L’impression
de mouvement et de légèreté est accentuée par l’envol de sa chevelure
blonde qui souligne à la fois son déplacement et les lignes courbes et
suaves de la nuque, de l’épaule, de la hanche, du pubis. Le miracle de
cette représentation d’un corps sensuel et fécond, symbolisé par le
coquillage sur lequel elle flotte, ne s’effacera plus jamais, malgré
Savonarole qui, après avoir chassé les Médicis, fait brûler toutes «
les images lascives ». Heureusement pour nous, la Naissance de Vénus
servait probablement à orner une maison de campagne des environs de
Florence. Elle fut donc sauvée !
Le nu de la Renaissance, comme toute expression artistique, reflète une
époque et un univers mental. Le nu grec était l’expression de la beauté
physique et nous sommes encore sensibles à cette interprétation de la
beauté. Il s’agit cependant d’une beauté sereine, accomplie, qui ne
laisse guère filtrer l’émotion. Qui d’entre nous n’a pas été frappé par
le visage lisse, parfait et dénué d’expression des statues antiques ?
Contrairement aux modèles antiques, dès le XVe siècle, les nus d’Adam
et Eve, expriment dans leur chair, dans la crispation des muscles
tendus, dans les expressions d’effroi du visage, les sentiments humains
: conformément à la théologie chrétienne, et au mystère de
l’Incarnation, il s’agit désormais d’exprimer les émotions à travers le
corps et de peindre l’âme. Qu’il me suffise d’illustrer mon propos par
l’évocation du corps recroquevillé et du visage désespéré de l’Eve de
Masaccio, telle que nous la découvrons dans la chapelle Brancacci à
Florence. Sa pose est celle d’une Vénus pudique mais son ventre se
ploie de douleur, ses épaules et l’arc de ses sourcils se courbent de
honte. Le visage renversé en arrière, Eve hurle, bouche béante, son
désespoir d’être expulsée du Paradis. A ses côtés, au contraire, la
douleur d’Adam est muette, dissimulée par des mains jointes qui
supportent son visage baissé. Attitudes pathétiques qui nous sont à
jamais familières et que nous retrouvons encore avec Les Bourgeois de
Calais de Rodin ou avec Le Cri d’Edward Munch.
En fait, la Chute d’Adam et Eve symbolise la perte du corps idéal, le
corps d’Apollon, celui de Vénus, et le christianisme signe forcément le
déclin des canons et de l’image glorieuse du corps. Sur Adam et Eve
plane désormais la menace de la dégradation, de la souffrance et de la
mort. Les artistes de la Renaissance, en inventant l’expression des
émotions et de la douleur (3), vont donc peu à peu s’éloigner d’une
représentation stéréotypée du nu. A côté des sujets chrétiens qui
réinterprètent les motifs classiques de la mise au tombeau du héros, où
le corps du Christ mort frappe le plus souvent par sa perfection toute
antique (je pense par exemple à la Pietà de Michel Ange pour la
basilique Saint-Pierre), les artistes imposent progressivement une
vision plus réaliste du corps souffrant et de la douleur de l’âme.
Sujet privilégié et constamment repris dans les crucifixions, ce sujet
est bien trop vaste pour être abordé ici. Qu’il me suffise simplement
d’évoquer, par exemple, le terrible retable de Grünewald, les
crucifixions du Tintoret, du Greco ou plus près de nous de Francis
Bacon.
Rompant avec l’idéal d’harmonie antique, le nu est désormais
susceptible de représenter le sentiment de la misère inhérente au
corps. Je pense au Caravage puis aux peintres espagnols comme Ribera,
Pereda, Zurbaran, et au chef d’œuvre de Georges de La Tour, Job raillé
par sa femme. Le corps nu de Job, voûté sur son tabouret, exprime en
effet avec tendresse et effroi toute la décrépitude humaine. Caressé
par la lumière de la chandelle que sa femme penche vers lui, on
distingue les tendons cruellement saillants du cou, la peau flétrie du
buste. Ses mains sans force jointes dans un geste d’impuissance, son
visage levé vers sa femme, résument toute sa détresse.
Le corps est misérable parce qu’il porte en lui la présence de la mort.
Un cadavre n’est rien d’autre, après tout, que la figure d’un homme
encore vivant peu de temps auparavant. C’est en tout cas ce que met en
évidence Rembrandt dans des leçons d’anatomie qui rompent avec les
représentations pompeuses des dissections pratiquées en public dans des
amphithéâtres bondés. Rappelez-vous La Leçon d’anatomie du docteur Tulp
: la composition et le cadrage se concentrent sur le cadavre et sur les
huit chirurgiens qui se groupent autour de lui. Le corps en diagonale
est au premier plan. Il est éclairé, ainsi que le visage, visible de
profil, figé depuis peu par l’agonie. Vingt cinq ans plus tard, le
raccourci saisissant d’une autre Leçon d’anatomie, celle du docteur
John Deyman, insiste plus dramatiquement encore sur le mystère de la
mort. Le cadavre est jeune comme l’indique la souplesse de la peau, et
les traits du visage, encore pleins de vie. Dans toute son œuvre, y
compris dans ses représentations de très jeunes modèles, Rembrandt ne
cesse d’exprimer le travail du temps et l’ombre de la mort.
A partir du XVIe siècle, cette dégradation à l’œuvre dans le corps
humain est le plus souvent associée au nu féminin. Illustrant le thème
de la fuite du temps et du memento mori, la figure de la femme vieille
présente en effet une image de disgrâce qui se situe au-delà du
réalisme. En fait, les artistes ne se contentent pas de refuser
simplement l’esthétisation ou l’érotisation du nu jeune : ils
retournent implacablement les éléments qui composent cette beauté
idéalisée. Qu’il me suffise d’évoquer les vanités d’Erhart, de Klimt ou
de Rodin, de rappeler les sorcières de Dürer et la Clotho de Camille
Claudel, ou encore les hideuses prostituées de Rouault ou d’Otto Dix…
De façon générale, les artistes, dès la Renaissance, affirment que la
figure humaine appartient à la nature. Or, il faut se rendre à
l’évidence, la nature est diverse. L’individu, au centre de l’univers
selon l’idéal humaniste, est donc à saisir dans cette diversité et
l’exploration de l’apparence humaine trouve selon moi sa parfaite
illustration dans les nus autoportraits de Dürer. Cette évocation de la
diversité humaine et de son imperfection se confirme ensuite au XVIIIe
siècle. Il ne s’agit plus pour l’artiste de construire un modèle idéal
mais de s’arrêter au contraire sur un individu et d’en saisir la
réalité imparfaite. Ce souci de respecter la diversité de la nature et
de représenter le vrai qui anime tout le siècle des Lumières est
parfaitement résumé par Diderot dans son Essai sur la peinture: « La
nature ne fait rie d’incorrect. Toute forme, belle ou laide a sa cause.
»
En fait, les Grecs ont inventé des échelles de mesure strictes du corps
idéal qui correspondaient à leur conception morale de la beauté. Si
l’importance des échelles a ensuite subsisté en art, c’est parce que
dégager des règles permet d’ordonner, de mémoriser et donc de
connaître. Mesurer le corps humain, le fixer dans un système de
chiffres, c’est pour l’artiste un moyen de le calibrer mais aussi de
l’évaluer et de le juger.
Le canon de proportions a l’avantage d’offrir une forme claire du corps
et donne à l’artiste les règles pour le représenter concrètement. On
s’accorde en général à penser que la copie du Doryphore de Polyclète
est l’une des premières concrétisations de l’idéal de la beauté humaine
dans un système de mesure. Les règles de composition du lanceur de
javelot ne nous sont pas connues précisément. En revanche le bref
exposé de Vitruve qui nous est parvenu a une grande influence à la
Renaissance. On y découvre que le corps humain obéit à un système de
proportions précises, dont certaines nous sont encore familières :
couchée, bras et jambes étendus, la figure humaine doit s’inscrire dans
les formes géométriques du cercle et du carré, à l’image du célèbre
dessin à la plume de Léonard de Vinci conservé à Venise.
Le traité d’Alberti, De Pictura, avait déjà mis l’accent en 1435, su la
nécessité de se conformer à des règles, en insistant sur l’importance
du dessin de nu, base de la méthode académique. Ce traité aménage
d’ailleurs les canons anciens. Ainsi, il juge peu « digne » le pied
comme étalon de mesure et lui substitue la tête, qui selon le système
de valeur chrétien, est la partie noble du corps. Il propose de
calculer mais aussi d’observer. Il recommande donc non seulement
l’étude du corps vivant mais aussi la pratique de la dissection afin
d’étudier la structure du squelette, l’emplacement et la forme des
muscles. Léonard de Vinci confirme l’importance de cette connaissance
anatomique dans son Traité de la peinture sans oublier toutefois de
mettre en garde les artistes contre les abus auxquels cette
connaissance pourrait conduire. Le Combat de nus de Pollaiuolo lui
donne raison : la musculature trop contrastée, le développement exagéré
des muscles mis en valeur par la gravure nous rappellent trop
l’écorché. C’est néanmoins un témoignage fort de la vision anatomique
de l’homme qui se développe à la Renaissance et beaucoup d’autres
dessins de lutteurs reprennent cette technique.
Tout en s’intéressant à la composition du corps humain, les artistes
explorent les possibilités liées au mouvement et à la dynamique de la
posture qui modifient, voire déforment les lignes de la figure humaine.
Le Discobole de Myron, le premier, saisit à la perfection le corps de
l’athlète dans un moment fugitif et précis de l’action musculaire. La
torsion souple du buste, l’élévation du bras qui s’apprête à lancer le
disque, loin de fixer ce moment, préfigure idéalement le mouvement
suivant du lancer. En combinant deux phases d’un même mouvement en une
seule pose, Myron accélère le geste athlétique au lieu de le figer et
lui restitue son énergie. Rodin s’en souviendra.
La nécessité de saisir la figure dans son mouvement est un problème
central posé par le nu. Ce problème retient, par exemple, toute
l’attention des artistes de l’âge baroque comme Tintoret ou Rubens… Il
me semble ensuite parfaitement illustré par Delacroix qui prétendait
plaisamment qu’un bon dessinateur devait être capable de croquer les
traits principaux d’un corps tombant en chute libre devant la fenêtre
de son atelier ! C’est alors que l’invention de la photographie, que le
peintre pratique avec talent, offre aux artistes un nouvel outil. Degas
par exemple peut ainsi fixer le mouvement des danseuses évoluant au gré
des exercices et du repos de la classe de danse et conserver les poses
dues au hasard. Ses pastels représentent même la trace colorée laissée
par le déplacement dans l’air, du bras, de la jambe, du buste,
exactement comme sur une photographie rendue floue par le temps de pose.
Grâce à la caméra, on voit bientôt le geste se développer et les
différentes phases d’un mouvement se préciser. Duchamp se souvient de
cette technique pour son spectaculaire Nu descendant un escalier.
Picasso, quant à lui, dessine le même corps en mouvement sous
différents angles tandis que Bacon associe assez systématiquement dans
un même modèle les différents points de vue que l’on peut tirer d’une
composition : ses nus sont à la fois de face, de profil, de
trois-quarts, de dos, comme si l’on tournait successivement autour de
la figure.
Cependant, les progrès de la photographie sont tels que les artistes
renoncent à analyser le mouvement dans leurs œuvres pour expérimenter
de nouvelles possibilités picturales. Ainsi Klein imagine-t-il de ravir
le geste au modèle lui-même. Les Anthropométries sont le résultat de
performances surprenantes auxquelles j’ai pu assister en 1960 à la
Galerie internationale d’art contemporain. La « technique des pinceaux
vivants », selon le mot de l’artiste, lui permet de capter directement
la figure humaine : en s’enduisant de peinture bleue, les modèles
apposent les empreintes de leur corps en mouvement sur une feuille de
papier.
En fait, cette expérience dit que l’essentiel est peut-être de
conserver l’énergie en jeu dans l’acte créateur et de rendre compte de
la vitalité du geste, à l’exemple de Matisse. Le peintre crée La Danse
en couvrant d’un seul allant, en deux jours, l’esquisse à l’échelle !
Ecoutons-le : « c’est que j’aime particulièrement la danse, c’est que
je vis davantage dans la danse : mouvements expressifs, rythmiques (…)
elle était en moi cette danse ». C’est ce mouvement jubilatoire qui
anime sa toile. Le geste de l’artiste a simplifié rigoureusement les
lignes pour ne retenir que des formes géométriques et une composition
parfaite. Les silhouettes expressives se détachent sur le fond bleu et
vert pour traduire la quintessence du rythme.
Si l’observation des proportions, de l’attitude et du mouvement du
corps humain occupe l’attention des artistes depuis l’Antiquité, une
autre question essentielle commence à prendre de l’importance à la
Renaissance : comment figurer la beauté de la chair et de la carnation
? Cette attention à la matière corporelle est rendue possible par le
perfectionnement du clair-obscur et par l’invention de l’ombre portée
au début de la Renaissance en Italie avec Masaccio et Masolino, en
Flandres avec Campin et Van Eyck.
Permettez-moi de m’arrêter un instant sur la représentation d’Adam et
Eve de Jan Van Eyck. Le Polyptyque de l’Agneau mystique, qui utilise
pour la première fois la technique de la peinture à l’huile, marque en
effet une étape très importante. Les corps sont enveloppés de leur
ombre. Celle-ci marque les angles et les lignes du corps d’Adam,
pelvis, articulation du coude et du genou. Elle module au contraire les
courbes douces du corps d’Eve. C’est cette ombre aussi qui donne au
corps sa solidité, sa profondeur, sa vérité et fait ressortir par
contraste la splendide lumière de la peau. La carnation n’a sans doute
encore jamais été rendue avec une telle délicatesse, une telle
subtilité. Les plis de l’aisselle d’Adam sont souples et les veines des
mains délicatement gonflées ; la peau rosit aux articulations, à
l’aréole des seins d’Eve, fonce au pubis dont la pilosité est
délicatement mais franchement figurée. Adam semble si vivant qu’il
avance son pied droit hors du cadre comme s’il s’apprêtait à entrer
dans l’espace réel.
Les artistes, en s’attachant à rendre la douceur de la peau, le
moelleux des chairs, la subtilité des carnations, se soucient désormais
moins du contour du corps. La comparaison entre Les Trois Grâces de
Raphaël et celles de Rubens, effectuée par Nadeije Lanerye-Dagen dans
son beau livre L’Invention du corps (4) me paraît particulièrement
pertinente pour comprendre cette évolution, et je la reprends donc ici
pour vous. Chez Raphaël, les nus respectent les canons de proportions
classiques et posent avec le déhanchement des Vénus du Ve siècle. La
beauté est rendue par la fermeté marmoréenne des contours et la couleur
ivoire des chairs, lisse et régulière comme celle des statues de
pierre. Trente ans plus tard, le tableau de Rubens offre un tout autre
traitement. Les proportions et l’attitude sont assez proches. Cependant
les corps ne laissent plus apparaître leur structure, ils ne sont plus
limités par des contours nets. La chair est devenue une matière colorée
et vibrante. La palette s’est enrichie : aux nuances de jaune et de
blanc s’ajoutent du bleu et du vert qui soulignent les ombres des
formes souples et généreuses. Une touche de vermillon achève de donner
de la vie et de la chaleur à ces figures modelées avec sensualité. La
beauté naît de la « morbidezza », autrement dit, de la capacité à
rendre la splendeur du coloris et la subtilité de la texture de la
peau. Pour reprendre la formule si juste de Madame Lanerye-Dagen, à
partir de la seconde moitié du XVIe siècle, « La chair épanouie
remplace la perfection du contour ». Le dessin qui privilégiait
l’anatomie et les muscles du nu masculin est supplanté par la couleur
qui révèle les nuances de la splendeur de la chair. Désormais, les nus
féminins vont se multiplier.
Giorgione peint, après Botticelli, le premier nu féminin important de
la Renaissance. Il s’agit encore de Vénus endormie dans un paysage. La
déesse est représentée non plus debout, mais allongée, de face, sa tête
reposant au creux de son bras, l’autre bras épousant la courbe de la
hanche pour venir dissimuler le pubis. Cette pose sera constamment
reprise, à commencer par Titien qui transpose la scène vingt cinq ans
plus tard dans un intérieur, sur un lit à baldaquin. Il ne peut mieux
signifier qu’il se passe désormais de la mythologie pour justifier son
sujet, même si certains attributs de Vénus sont conservés, comme le
bouquet de roses ou la pose pudique. La jeune femme représentée est une
« donna nuda », une femme nue, bien réveillée dont se souviendra Goya.
Son regard croise celui du spectateur et son corps plein, sa carnation
lumineuse, sa sensualité affirmée, justifient à eux seuls le tableau.
C’est encore Titien qui peint la déesse de dos dans Vénus et Adonis.
Cette pose connaît, elle aussi, la grande postérité que l’on sait.
Rubens la reprend d’abord, puis Velázquez bien sûr qui représente sa
Vénus au miroir allongée sur un drap de taffetas noir. L’étoffe met en
valeur la perfection des proportions mais surtout les prodiges d’une
carnation somptueuse et nacrée, accrochant la lumière par touches
opalescentes. Comme chez Titien, nous croisons le regard de la jeune
femme, mais dans un miroir. Or, en représentant le reflet du visage de
la jeune femme, Velázquez contrarie les lois de l’optique. Ce que l’on
devrait voir en effet, c’est le ventre et la poitrine du modèle.
Prudence d’artiste? Certainement. En Espagne le sujet est encore frappé
d’interdit. Volonté de donner vie à la chair, de suggérer le désir en
esquissant le caractère et les sentiments d’une femme réelle ? Je le
crois volontiers. Le tableau n’était-il pas destiné à Philippe IV ?
Il me faudrait encore évoquer Boucher, Fragonard ou Watteau puis
Renoir…Bien entendu, cette liste est incomplète, vous me le pardonnerez.
Permettez-moi en revanche de m’attarder un instant sur l’œuvre de
Bonnard qui occupe dans l’histoire du nu une place presque unique.
L’artiste reprend, synthétise et renouvelle cet héritage avec grâce. Il
ne se préoccupe guère d’anatomie ; il ne s’occupe plus guère non plus
de modelé. Ce qui l’intéresse tout particulièrement c’est le jeu de la
lumière sur la peau du modèle. Mince et juvénile, celui-ci n’a rien
d’académique. La chambre et le cabinet de toilette constituent un cadre
clos où les éléments naturels, soleil, air et eau entrent en abondance.
Ses nombreux nus au bain, par exemple, sont prétexte à des variations
lumineuses subtiles : reflet irisé et éphémère de la lumière qui se
disperse en liberté sur la peau mouillée, dissolution des contours de
la silhouette dans l’eau, densité de la peau qui a absorbé l’harmonie
colorée et vibre d’un rythme exaltant.
La cause est entendue, avec le triomphe de la couleur, la place du
modèle féminin s’affirme donc. Prépondérant à partir du XVIIe siècle,
le nu féminin connaît un développement extraordinaire au XIXe siècle.
La revanche du modèle féminin est si éclatante qu’une académie, dans
notre jargon des Beaux-Arts, désigne désormais forcément un nu féminin.
Courbet, le grand peintre audacieux des Baigneuses et de La Naissance
du monde, évoque cette révolution artistique dans L’Atelier. Le
personnage le plus remarquable du tableau, comme vous le savez, est une
femme nue, debout, dans la lumière, à côté du peintre. Tous les regards
convergent vers elle. A l’arrière plan, dans l’ombre, on distingue un
autre modèle, une figure masculine, un mannequin destiné à l’étude des
poses et des proportions, accroché à un chevalet dans l’ombre. Le jeune
garçon occupé à dessiner par terre lui tourne le dos. Courbet ne
saurait mieux nous dire que seule la réalité, dans toute sa complexité,
le préoccupe. Loin des conventions, des académismes et des règles, dans
l’atelier du peintre, il y a un modèle de chair et de sang mais aussi
des gens du peuple et un poète maudit, des vieillards et une femme qui
allaite son enfant. En pleine pruderie victorienne, cette revendication
de la réalité est tout simplement scandaleuse. N’oublions pas que si
l’on accepte hypocritement les nus des Salons, ceux de Baudry et de
Cabanel, on rejette les corps lourds et érotiques de Courbet et l’on
crie d’horreur devant le réalisme du Déjeuner sur l’herbe de Manet.
Même Le Bain turc du très officiel Ingres est jugé choquant !
Rappelez-vous que le Louvre l’a refusé deux fois, pour l’acquérir, si
j’ose dire, in extremis en 1911, alors que les collections nationales
des musées de Munich envisagent de l’acheter… C’est que l’œuvre
d’Ingres, bien au-delà de l’académisme de sa facture, impose une
sensualité sereine et voluptueuse ! Synthèse des nus féminins composés
par l’artiste tout au long de sa vie, les figures entremêlées du Bain
turc sont d’une vérité sensuelle, même si le peintre prend soin de
transposer la scène dans un Orient éloigné… L’artiste a l’amour des
femmes, il sait choisir « les natures riches, les santés calmes et
triomphantes » comme le devine Baudelaire et comme nous ne pouvons
manquer de le voir nous-mêmes !
L’art contemporain, en revenant à l’étude de la composition du corps
humain, ne renonce pas pour autant au pouvoir de la couleur. A la suite
des Baigneuses bleues de Cézanne, Matisse en particulier, opère une
fusion réussie entre la sensualité et la géométrie de la figure
humaine. Avec le Nu bleu, les simplifications du corps féminin
remplacent le fondu et le modelé sans sacrifier la réalité de la
matière corporelle. Les formes et les volumes sont accusés et cerclés
de noir : triangle du bras plié au-dessus de la tête, triangle des
jambes, cercle des fesses et des seins. Ce faisant, le peintre affirme
en même temps l’importance de la couleur « redevenue expressive ». Loin
d’être simplement « un complément du dessin » nous explique-t-il, elle
est « un moyen d’expression ».La peau blanche du modèle, parcourue de
reflets jaunes vibrants, est ombrée de bleu, ce qui lui donne sa
profondeur et son « pouvoir émotif »(5). Couché dans une oasis
imaginaire, dans la pose héritée de Giorgione, le nu retrouve ainsi la
force primitive d’une déesse païenne. Ce tableau, fondateur du cubisme,
inspirera Picasso, Braque et Derain.
Plus près de nous, Henri Moore me paraît tout particulièrement rendre
au corps son pouvoir d’émotion incomparable et sans doute le nu
incarne-t-il, à travers sa sculpture, un nouvel idéal. Les œuvres de
Moore sont, pour la plupart, conçues et placées à ciel ouvert. Ainsi
l’artiste se rapproche-t-il des sculptures antiques admirées dans leur
immense espace dévoré de lumière. Influencé également par les arts des
civilisations primitives, le sculpteur travaille sur la constance des
formes essentielles de la sexualité, de la fécondité : œuf, ventre,
sein ou motif classique puis chrétien de la mère à l’enfant par
exemple. Afin de préserver l’intégrité du matériau brut, il sculpte
volontiers selon la technique première et primordiale de la taille et
de la gravure. L’existence d’un principe commun entre la nature et
l’humain est affirmée par ce travail qui trouve et construit le volume
et la morphologie du corps humain dans la masse organique même. C’est
ainsi que dans ses figures couchées, il existe une correspondance entre
la pierre et l’os ou le bois et la peau ; entre les cavernes et les
cavités du corps ou la circulation de l’eau et le flux du sang. En
inscrivant la forme humaine dans le cadre large du cosmos, Henri Moore
suggère une osmose idéale entre les éléments et l’homme, retrouvant
ainsi la fonction essentielle du nu : loin d’utiliser le corps comme un
répertoire de formes, le sculpteur transforme la matière pour exprimer
une lecture du monde et un idéal.
Dans l’art contemporain pourtant, la représentation de la figure
humaine est menacée. Lorsqu’elle est encore figurée, elle est souvent
déconstruite et si déformée qu’elle paraît guettée par
l’anéantissement. Je pense bien sûr aux corps démantelés de Schiele
dont les autoportraits disent l’angoisse d'être, et aux silhouettes
fragiles et filiformes de Giacometti, acharnées malgré tout à occuper
l’espace. Je pense encore aux corps disloqués de Guernica ou aux corps
torturés qui finissent par disparaître chez Bacon. Malgré tout, le nu
survit en tant que forme artistique, sans doute parce que le corps est
un paysage extraordinaire dont le pouvoir émotionnel et spirituel
supplante tous les autres. Il est, selon l’heureuse formule de Valéry
dans ses Carnets « l’unique, le vrai, l’éternel, le complet,
l’insurmontable système de référence ».
Aujourd’hui, paradoxalement, c’est la répétition de l’image de la
nudité et les sollicitations obsédantes et conventionnelles dont notre
œil est saturé qui menacent cette forme d’art essentielle et féconde.
Pour résister, les artistes doivent sans cesse réinventer le nu et
remettre le corps en construction. C’est pourquoi je souhaiterais
simplement clore cette causerie en convoquant l’étymologie : pour que
le nu nous révèle quelque chose, il faut nécessairement que celui-ci
dévoile un secret, au-delà de la réalité que nous percevons. C'est ce
qu'expérimentent les artistes du body-art en devenant eux-mêmes le
corps de la métamorphose. C’est aussi ce que cherchent des plasticiens
comme Annette Messager ou des photographes comme Robert Mapplethorpe,
Helmut Newton, Bettina Rheims(6)… En traquant l'inédit, en fixant en
une fraction de seconde dans la lumière de l'objectif un mystère qui
surprend notre sensibilité, ces artistes nous permettent encore d'aller
au-delà de ce que nous croyons connaître de nous-même et de la figure
humaine.
Je vous remercie.