C'est à cet "atelier du peintre" de l'usage pratique et à la présence
de la photographie: on rappelle que Courbet avait une collection de
photographies (sans doute de nus, auxquelles il tenait), mais c'était
le cas de la plupart des peintres, illustrateurs, décorateurs,
architectes de la seconde moitié du siècle. Ce constat est en passe de
devenir un poncif de l'histoire de l'art moderne, mais celle-ci ne
révisera ses dogmes qu'à condition de ne pas limiter l'impact de la
photographie à la copie d'attitudes (une sorte d'iconographie
réaliste). La photographie fut, très vite, l'un des constituants d'une
culture de l'image, d'un fonds d'images mentales convoquées dans un
processus de création (une part de l'imaginaire) jusqu'à en constituer
aujourd'hui l'opérateur basique.
En somme, la photographie, tant elle met à mal les processus de
création, devrait permettre de poser avec plus d'acuité la question:
"Qu'est-ce qui concourt à élaborer une oeuvre?" Là encore, Sert et
Falguière sont des cas exemplaires (mais fallait-il revenir une seconde
fois sur ce dernier?). Plusieurs textes analysent ensuite des éléments
lexicaux du "discours amoureux" que tient manifestement la photographie
de nu, qu'elle soit ou non destinée à des artistes: la chevelure (un
fantasme du XIXe siècle), le masque, le miroir, le fragment. La
fonction érotique de ces photographies est indéniable, quand bien même
elle serait cachée derrière l'alibi de l'académie, donc de l'art (cette
analyse aurait pu être plus explicite dans l'exposition et le
catalogue). Mais c'est cette fonction qui propulse la photographie sur
le marché (un commerce très lucratif dès l'apparition du daguerréotype).
7Aussi n'était-il pas nécessaire de produire deux études séparées sur
les stéréoscopies de sexes féminins de Belloc (vers 1860), d'autant que
cet ensemble, certes spectaculaire, fait apparaître l'arbitraire et la
restriction du sujet général (les femmes de Belloc ne sont pas nues¤).
Les photographies franchement licencieuses ou pornographiques - une des
grandes nouveautés populaires de la fin du siècle, diffusées en
abondance - étant inexplicablement exclues du champ du "nu", il ne faut
voir sans doute dans l'exhibition furtive (sous vitrine et sans
visionneuse stéréoscopique appropriée) des épreuves de Belloc qu'un
écho de l'accrochage récent (et spectaculaire aussi) de l'Origine du
monde de Courbet4. De là à induire un lien entre les deux¤ C'est faire
fi notamment des différences quant à la circulation, l'appréciation du
relief, et tout simplement la signification culturelle de ces images.
8Dès lors que les stéréophotographies de Belloc (censurées vers 1860)
ne sont présentées ici qu'en référence à Courbet, au milieu
d'évocations d'autres thèmes artistiques, et sans être situées dans une
analyse de l'érotisme et de la licence des images à la fin du siècle,
la dernière partie, qui achève d'examiner les "mutations de l'académie"
ne pouvait que prendre le contre-pied de l'indécence, avec la
photographie à vocation scientifique, de Marey et Londe à Richer (le
texte de Michel Poivert "Érotique et mimésis" n'est pas très logique à
cet endroit). Les nombreux travaux des chronophotographistes - qui
produisirent aussi les premiers films - appellent au moins ici, comme
dans l'exposition, les vraies questions (mais un peu tard): ces gens
sont-ils nus pour la même raison que les autres? toute photographie de
personne nue se réfère-t-elle à l'hypothétique genre du nu? le "nu"
suppose-t-il la nudité (et vice versa)? la nudité d'investigation
scientifique implique-t-elle un certain voyeurisme et (retour en boucle
à notre interrogation initiale): qu'en serait-il du voyeurisme de
l'étude d'après modèle, donc du nu photographique? Qu'en est-il, en
somme, du regard du voyeur, improprement nommé spectateur, puisque ces
photographies sont faites pour être vues, et plus précisément pour être
vues dans un certain contexte et à certaines fins? Les rapprochements
visuels qui constituent par principe une exposition gomment
malencontreusement les divergences d'intentionnalité entre les travaux
hyper-scientifiques de Marey et l'usage systématique des
chronophotographies de Londe par Richer, même si le dénominateur commun
est la nudité du sujet. Le nivellement des significations propre à tout
accrochage ne laisse-t-il pas percevoir finalement des personnes nues
dans une diversité de poses et d'intentions, c'est-à-dire des anatomies
sans cause et sans raison, aux effets indistincts? L'art du nu n'est-il
pas dissout dans l'exhibition du corps? Le catalogue, partagé en
vingt-cinq études parfois trop laconiques, peine à restituer la réalité
de l'impact photographique sur une société qui, par la diffusion de
l'image, fonde la trame des moeurs modernes, dans une approche à la
fois objective et sensuelle des pouvoirs du corps.